mardi 3 novembre 2009

Grigol Robakidze LA GEORGIE A L'EPOQUE DES CROISADES

Grigol Robakidze

LA GEORGIE A L'EPOQUE DES CROISADES

Jérusalem fut conquise par les croisés en 1099. Des principautés chrétiennes sont fondées en Syrie et en Palestine. La résistance du monde de l'Islam semble brisée. Mais les forces musulmannes se préparent néanmoins à la contre-offensive. Nadim Eddim Eighas, Sultan d'Allepo, inflige une défaite à Roger d'Antioche en 1119. Ce n'était là qu'une escarmouche ; la bataille principale devait a''oir lieu plus tard. On s'aperçu alors que, dans le Nord. un pays chrétien se développait avec une puissance grandissante. Ce pays, c'était la Géorgie. Les chefs de l'Islam commencèrent à s'inquiéter, car la Géorgie pouvait fort bien voler au secours des croisés, Pour atteindre le but final que le monde musulman se proposait, c'est-à-dire le refoulement complet des croisés, il fallait éliminer immédiatement ce risque. Aussi le projet, à peine en eut-il été conçu, qu'il fut mis aussitôt à exécution. Une puissante armée de 600.000 hommes fut concentrée au sud de cette région de l'Asie déjà en 1121. Cette masse immense de Seldschukes, de Turcmènes et d'Arabes, montés sur de vigoureux chevaux, se précipita, sous la conduite de Nadim Eddin Eighas, en direction du Nord, vers la Géorgie.

L'heure du destin semblait avoir sonné pour la Géorgie. L'homme qui régnait alors sur la Géorgie était de taille, grâce à sa qualité de chef « à la main sûre », à conjurer le danger : c'était le roi Davith, celui que l'on a surnommé « le bâtisseur » (1089-1125). Grand stratège, il était aussi profondément chrétien. Il avait même pris soin de faire frapper la monnaie en accompagnant son nom tantôt du titre de « Serviteur du Christ », tantôt de celui de « Glaive du Christ ». Maintenant, il ne se présentait que comme « glaive ». (Que l'on se rappelle saint Bernard et sa « Règle de l'ordre du Temple », par le moyen de laquelle se constitua ce qu'il appela lui-même la « milice de Dieu »). Mais comment pouvait-il espérer tenir contre une telle armée, numériquement si supérieure ? II ne disposait que de 60.000 cavaliers. Thbilissi était toujours aux mains de l'émir arabe et le chef seldschuke, le Sultan Torghui, qui guettait la Géorgie comme un animal féroce, semblait être l'allié naturel de cette formidable armée d'invasion.

Or, trois fois deux, dirait un mathématicien, font davantage que deux fois trois. Il y a là un mystère que les grands tacticiens reconnaissent bien inconsciemment. Le roi ne pouvait songer à une attaque frontale et bien moins encore à l'encerclement des corps d'armée ennemis. Pour équilibrer les forces, il fallait tirer des mouvements tactiques le maximum d'efficacité.

La pensée selon laquelle trois fois deux font davantage que deux fois trois n'avait pas échappé, je pense, au roi « bâtisseur ». Avec des forces de combat dont la mobilité était accrue, on pouvait dès lors, recevant l'attaque de l'ennemi latéralement, le frapper, en opérant une conversion, tantôt sur sa droite, tantôt sur sa gauche. Grâce à cette tactique, il était possible non seulement de pratiquer une défense efficace, mais encore de passer, ici et là, à l'offensive. Une grande forêt, fortifiée par des barrages, protégeait l'arrière de l'armée. Les archers, qui étaient d'excellents tireurs, se tenaient également là, en guetteurs. L'armée ennemie avait établi son camp dans la vallée de Didgori. C'était une position favorable pour le roi ; d'ailleurs la topographie de tout ce pays, dans tous ses détails, lui était parfaitement connue.

Ce fut lui qui ouvrit le combat. Feignant une attaque, il lança quelques colonnes, par le côté, sur l'ennemi. Celui-ci se précipita comme un monstre déchaîné, mais les attaquants avaient déjà disparu. Le roi répéta de plus en plus, de tous les côtés, de semblables attaques et chaque fois il échappait à l'adversaire. Ces manœuvres portèrent l'ennemi à un tel degré d'excitation et de désorientation qu'elles lui firent perdre peu à peu contenance. C'est alors que vint le jour décisif.

C'était le 14 août. Le roi engagea à nouveau le combat. Chaque corps de son armée manœuvrait comme s'il ne dépendait que de lui-même. Mais le roi, qui avait à sa disposition une cavalerie d'élite, et qui semblait être partout présent sur le champ de bataille, parvint, par l'effet de sa volonté tendue vers la victoire, à faire tenir constamment ensemble, en un tout impossible à briser et magnétiquement cohérent, toutes les parties de son armée. C'était risquer le tout pour le tout. Le roi attendait une occasion favorable : il lui fallait trouver le juste moment qui ne fût ni trop tôt, ni trop tard. Ce moment, il arriva. Tout à coup, la vigueur de l'armée ennemie s'effondra en plein combat. Le génie de l'individu l'emportait sur la puissance du nombre. La bataille fut gagnée. La grande armée asiatique d'invasion fit demi-tour et s'enfuit en déroute. Elle fut poursuivie et écrasée. Nadim Eddin Eighas, blessé à la tête et vaincu, battait en retraite. Sur ces entrefaites, Thbilissi fut également libérée et la ville d'Ani annexée à la Géorgie.

C'est là ce que rapportent les annales de Géorgie et le chroniqueur arménien Mathieu d'Edessa. L'Assyrien Abul Pharadch et les Arabes lbn Aladir, Khemal Eddin et lbn Kaldun donnent de ces événements une semblable narration. Mais c'est le chancelier de la principauté d'Antioche, Gautier de Normand, qui, dans ses « Bella Antiochia », donne assurément le meilleur récit de cette fameuse journée du 14 août.

Le roi « bâtisseur » n'a pas seulement ainsi sauvé son pays, mais il a encore et en même temps apporté un appui considérable aux croisés. Il fut d'ailleurs reconnu, par ces derniers, comme allié et son nom devint légendaire.

Le 30 juillet 1109, Paris reçut, des mains du chantre du Saint-Lieu de Jérusalem, Ansellus, la croix sur laquelle le Sauveur fut crucifié. Quelle bienheureuse surprise pour la France! On la déposa en grande pompe dans une chapelle de la Basilique sur l'emplacement de laquelle s'éleva plus tard la célèbre cathédrale de Notre-Dame. La croix fut appelée « Crux Ansellus ». Elle resta là, dans l'ombre du sanctuaire, pendant presque sept cents ans. La cathédrale de Notre-Dame ayant été profanée et pillée en 1793, au moment de la Révolution française, on a pu sauver la croix qui y est gardée de nos jours.

Et voici maintenant ce qu'il y a de plus surprenant :Ansellus écrit, dans la lettre qu'il adressa à l'archevêque de Paris, Gallon, comme aussi dans celle qu'il envoya à l'archidiacre Stefan, qu'il aurait reçu cette croix de la veuve du roi géorgien Davith. Que la veuve en question ne soit pas d'accord - comme il est vrai - avec ce que prétend Ansellus, cela ne change rien à l'affaire. Le fait est que le chantre, selon la version qu'il donne lui-même des événements, a trouvé cette croix dans le pays du roi « bâtisseur ».

Et il faut lire, dans cette épître, de quels termes pleins de considération le roi « bâtisseur » est honoré ! : « De plus, le roi de Géorgie Davith, - écrit Ansellus - a réellement eu en sa possession, aussi longtemps qu'il vécut, cette croix qu'il entourait d'une très profonde vénération, heureux qu'il était d'un tel privilège. C'est le même roi qui, comme ses prédécesseurs, tint en son pouvoir la Porte cas-pienne où Gog et Magog furent arrêtés et où veille encore aujourd'hui son fils, dont le royaume et la domination constituent pour nous en quelque sorte une défense avancée contre les Mèdes et contre les Perses ».

« Pour nous en quelque sorte une défense avancée » -quel témoignage rendu à la puissance du roi « bâtisseur» ! Et, avant toute autre chose cette mention de Gog et de Magog. Ces derniers sont, d'après la tradition, d'obscures puissances de désordre qui apparaissent de temps en temps et qui menacent le monde. Et ces puissances auraient été retenues, par la suprématie géorgienne, à la Porte cas-pienne. (D'ailleurs, Alexandre le Grand, à ce que rapporte une légende, aurait barré la route aux troupes de Gog et de Magog par un mur de fer.) Quel hommage rendu à l'autorité d'apparence sacrés du roi « bâtisseur » «à la main mûre » ! La Géorgie était prédestinée, à la frontière de l'Est et de l'Ouest, à préserver, intacte et lumineuse, la zone d'or contre toute attaque des puissances des ténèbres.

C'est ainsi que nous voyons, dans une étrange période de l'histoire, deux courants qui, bien qu'indépendants l'un de l'autre, convergent dans leur profondeur l'un vers l'autre du fait de leurs affinités électives. Deux courants de la chevalerie, tous deux dans le signe du Soleil. Rien d'étonnant donc si la grande épopée de la royauté géorgienne ait laissé des traces dans la conscience des peuples occidentaux. Un croisé envoie un message à l'archevêque de Besançon, Amadéo. Ce document ne porte pas de date. Mais comme Amadéo exerça son ministère épiscopal de 1195 à 1220, le message doit dater de cette époque. Le chevalier croisé écrit : « ... les chrétiens d'ibérie, qu'on appelle les Géorgiens, ont marché contre les païens de tout le poids de leur puissance militaire, avec d'innombrables cavaliers et fantassins, avec l'aide de Dieu, et, après s'être emparés déjà de 300 forteresses et de 9 grandes villes, ils en ont occupé les plus importantes et réduit les autres en ruines... Ces Géorgiens sont venus pour délivrer la Terre-Sainte de Jérusalem et pour soumettre tous les territoires des païens. Leur roi est un jeune prince, âge de 16 ans, d'une puissance et d'une vertu égales à celles d'Alexandre le Grand... Ce jeune homme a avec lui les ossements de sa mère, la grande reine Thamar, qui avait fait, de son vivant, le vœu d'entreprendre un pèlerinage à Jérusalem et qui avait demandé à son fils, au cas où elle mourrait avant, d'aller porter ses ossements sur le tombeau du Seigneur ».

C'est là une légende qui est née de la nostalgie des croisés ; une légende qui a quelque chose qui la rend plus réelle qu'un simple fait historique. Les ossements de l'illustre reine comme enseigne dans l'armée de son fils - cela achève de donner à toute cette épopée son caractère merveilleux.

La littérature nordique du 13' siècle a également conservé le souvenir de la reine Thamar. Nous y trouvons, entre autres, la mention suivante : « Selon la légende islandaise qui porte le nom d'ingwar, ce dernier se rendit aussi, au cours de son voyage plein d'aventures, en Asie et arriva notamment chez une reine chrétienne, connue par le prestigieux pouvoir qu'elle exerçait, et que la légende fait passer pour sa femme. Sur les pentes méridionales du Caucase, se trouvait effectivement aussi un grand et puissant royaume du nom de Géorgie qui, du temps d'ingwar, était gouverné par une reine dont le nom était Thamar. On raconte qu'elle avait à son service 3.000 Waraeger. La légende d'ingwar « Vit-fame » conserve, semble-t-il, à ce propos, un souvenir confus... » (Karl Grimberg : « Swenska Folkets underbara oeden », cité dans le livre de A. Sanders «Kaukasien »).

La mention suivante nous paraît beaucoup plus significative : « Les croisés, au moment où ils étaient vivement repoussés, espéraient que le presbytre Jean, dont la venue leur avait été prophétiquement annoncée, leur viendrait en aide avec le concours d'une grande puissance. On identifiait le presbytre Jean avec le roi David. Or, cette identification fut faite, un siècle après la mort du vrai roi Davith II, dans de nombreuses chroniques et particulièrement dans les récits qui se rapportent à l'époque de la croisade. Une chronique anglaise de 1228 mentionne, par exemple, que le bruit avait couru en 1221 dans toute la chrétienté que le roi Davith, appelé « Jean le presbytre », serait intervenu, venant des Indes, avec une armée très considérable et qu'il se serait emparé de la Médie et de la Perse. » (A. Sanders : « Kaukasien »).

Cette figure légendaire du presbytre Jean l'Occident crû la voir ainsi en la personne du roi « Bâtisseur » Davith II. Sans aucun doute c'est là la plus haute distinction que l'on puisse imaginer pour un souverain. (Pour comprendre pourquoi c'est la plus haute distinction, voir « Le Destin de la Géorgie » N" 16) mon article « La zone d'or »).



EPILOGUE

Je me transporte maintenant, par l'imagination, dans l'antique capitale de la Géorgie, Mzkhetha, qui se trouve à 22 kilomètres de Thbilissi. Située au fond d'une vallée à la fois étrange et intime, elle fait rayonner son « Genius Loci » avec une intensité que je serais tenté de qualifier de phosphorescente.

C'est là, sur une colline, que l'on situait autrefois l'emplacement présumé du tombeau de l'ancêtre mythique des Géorgiens, Cardou. Le tombeau d'un ancêtre mythique ? Comment s'expliquer cela ? J'ai l'impression que les forces créatrices des Géorgiens, à cette époque, avaient très considérablement diminué. Ce dépérissement fut si vivement ressenti au sein du peuple que la nostalgie ardente et secrète des individus, soupirant après la régénérescence de ces forces, fit de l'image mythique de Cardou finalement une personnalité historique. C'est ainsi, du moins à mon sens, que l'ancêtre mythique de la race en devint l'ancêtre biologique. C'est pourquoi les Géorgiens se rendaient à son tombeau pour y apporter, à genoux, l'hommage d'une dévotion reconnaissante.

Autrefois, au sommet de ces montagnes, les adorateurs du feu faisaient monter vers le Soleil d'ardentes prières. Et ce fut là - coïncidence de la plus haute signification -sur ces mêmes montagnes, que parût, dans le premier tiers du 4e siècle, venant de Cappadoce, une jeune vierge, du nom de Nino, pour annoncer, dans ce coin du monde, la venue du nouveau Soleil en la personne du Christ. C'est là que cette femme, avec sa vocation apostolique, tailla dans du bois de vigne cette croix prodigieuse qu'elle entoura de ses cheveux pour la donner à la Géorgie et ainsi au monde entier.

C'est sur cet emplacement que fut construite, au 6e siècle, la célèbre cathédrale - appelée « La colonne vivante » - qui fut restaurée au commencement du xi° siècle.

J'entre dans cette cathédrale. C'est là que reposent les rois et les grands « Thavads » qui, selon le principe de « Celui dont la main est mûre » (« der Handreife »), dirigèrent, pendant des siècles, les destinées du pays.

A droite de l'entrée principale, j'aperçois une toute petite chapelle dans laquelle, pour la première fois en terre géorgienne, la prière adressée au Fils de Dieu retentit. Pour que CE MOMENT fût désormais immortalisé, on prit bien soin, pendant la construction de la cathédrale, de ne pas détruire cette chapelle.

La tendresse d'un tel sentiment pouvait-elle plus divinement exprimée ? Je ne puis pas ici faire autre chose que de donner la parole au poème que j'ai moi-même dédié à cette cathédrale :

Lorsque le Maître te bâtit,
tu pris avec amour la Petite,
intacte, sous ton aile,
comme berceau des coeurs
de tous ceux qui, là, un jour,
se sont ouverts au Fils de Dieu.
Tu lui chantes des berceuses
qu'elle écoute tendrement
dans ses rêves pleins de lumière,
et tu réveilles en elle
la première prière qui, venant de loin,
se condense peu à peu
en un doux murmure céleste.
Puis le berceau sursaute,
comme brusquement éveillé,
comme si le divin rayon,
jaillissant de sa coque jaune,
devenait une fleur.
Et toi, en cet instant,
tu es toi-même de rêve,
Colonne vivante.
Remplie du flux de l'Eternel,
tu t'élèves vers le ciel,
heureuse, dans ton immobilité,
avec ta petite chapelle
dans laquelle la fleur,
devenue petit oiseau, voltige.


Grigol ROBAKIDSE.

(l) Extraits de l'oeuvre inédit : "la Géorgie en son image du monde".

NOTE. - La documentation qui a servi de base au paragraphe « La Géorgie à l'époque des Croisades » a été puisée dans l'excellent livre de Zourab Avalichvili « Au temps des Croisades » (Paris, 1929), en géorgien.

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